
Mon maître, Jacques Castermane raconte souvent cette histoire :
« Le vieux sage de la forêt noire » K.G.Dürckheim, faisait chaque jour sa promenade dans la forêt proche de son petit village. Ses disciples avaient l’habitude de l’accompagner car il était atteint de la macula et ne voyait plus guère. Ce jour-là, c’était le tour de Jacques de l’accompagner. Alors qu’ils marchaient tous deux en silence, Dürckheim s’arrête et tend le doigt vers un arbre en demandant « Que voyez-vous là Jacques ? ». Aussitôt, comme nous l’aurions sans doute tous fait, Jacques pense : « Mon dieu il ne voit vraiment plus rien pour me poser une telle question ! ». Mais, avoue-il encore, on est poli alors, on répond. « Ce que je vois là Graf Dürckheim, c’est un très bel arbre ! », « C’est curieux » répond Dürckheim « là où vous voyez un arbre, je vois un geste de la vie ». Après cela, nous avoue Jacques, la promenade n’a plus eu le même goût !
Un geste de la vie ! Une action de la vie. Je comprends pourquoi la voie qu’a tracée Dürckheim est nommée « La Voie de l’Action ». Mais de quelle action parle-t-on ? Certainement pas des actions multiples qui nécessitent la participation de notre volonté propre.
Si la volonté est nécessaire à notre survie, ce n’est cependant pas elle qui est à l’origine de la vie elle-même. Notre pensée, nos plans, nos actions personnelles, ne sont pas nécessaires à la vie. A t-on besoin de la pensée pour nous développer dans le ventre de notre mère? En a t-on besoin pour respirer, pour voir et entendre, pour goûter et sentir ? Si c’était le cas, comment expliquer que le fœtus dès la sixième semaine de sa formation, entend les sons venant de sa mère?
Depuis la fécondation et jusqu’à notre dernier souffle, nous sommes soutenus par cette « action mystérieuse qui fait que tout ce qui vit, vit » dit Dürckheim. C’est à cette action que nous faisons référence lorsque nous pratiquons « La Voie de l’Action ».
Tout ce qui est créé, l’est par l’action de l’ÊTRE, certain diront par l’action de dieu. Les Japonais, plus proches de la pensée spinozienne, diront : l’action « de la grande vie qui coule dans notre petite vie ».
Dans l’évangile de Jean il est question du logos, du verbe. Le verbe désigne une action créatrice. Pourtant on peut facilement cantonner ces mots, et surtout celui de logos, au seul discours parlé, à la raison. Pour cela, j’ai une plus grande affinité avec une autre expression, que l’on doit à un moine zen bénédictin, Vincent Sogeto : « La parole événement ». Cette expression me renvoie immanquablement à la réponse de Dürckheim à Jacques « Là où vous voyez un arbre, je vois un geste de la vie ».
L’arbre est parole événement. La fleur est parole événement, la pluie qui tombe est parole événement, un craquement de branche, un coassement de grenouille, paroles événement, le souffle qui nous ouvre puis nous détend, est parole événement, la nature, la vie entière, est parole événement.
La vie, n’est pas quelque chose, le corps n’est pas quelque chose, la respiration n’est pas quelque chose, les sons ne sont pas quelque chose, ce sont des processus vivants, en constant devenir.
Malheureusement dans une société axèe sur la consommation, la tendance est à chosifier. On fait du corps, une chose qu’on a, au lieu de le vivre, de se vivre, en tant que corps qu’on EST, en tant que geste de la vie, en tant qu’expression vivante de l’essence. Comme la vague est issu de l’océan, l’être que nous sommes est issus de l’action de la vie qui nous donne forme d’instant en instant.
Pourquoi sentir cela est-il si important ? (Et c’est le but de tous nos exercices) Parce que coupés de nos racines originelles, de notre être de nature, nous nous « sentons menacés par le chaos des évènements extérieurs, la durée de notre existence » (Dürckheim) «L’homme est tendu entre deux réalités, la réalité essentielle et la réalité existentielle » dit encore Dürckheim et s’il ignore sa réalité essentielle pour ne se préoccuper que de sa survie existentielle, il se coupe des forces naturelles profondes qui le fondent (comme la puissance de l’océan fonde la vague) Ne sentant plus le lien qui l’unit à la plénitude, à l’ordre et à l’unité de la vie, c’est le sentiment de solitude, d’insuffisance, de manque et de désordre qui prédomine. Nous sommes avant toutes choses, des êtres de nature et ne devons pas l’oublier.
La rationalité, la pensée, les savoirs, les pouvoirs nous ont éloignés du tout simple, de ce qui est à porté de nos sens et qui pourrait nous reconnecter à notre essence. Simplement voir, entendre, sentir, goûter, se sentir agir, voilà tout le propos de la pratique : remettre tout cela au premier plan, et retrouver une joie d’être dont le fondement n’est pas dans nos mérites mais dans la présence; à l’écoute de ce tout simple, de ce tout proche, de cette même essence qui palpite en tout, ici et maintenant.
Anne Vincent
