« Cet exercice vers la Voie, puis sur la Voie, s’effectue dans des conditions bien déterminées. La première condition est d’être poussé par une authentique nécessité intérieure, vers ce qui, dans la méditation, nous fait signe.

Cette nécessité peut avoir deux origines : tout d’abord, une détresse, une impression de vacuité. Vous sentez un vide en vous-même, il vous manque ce sens sans lequel votre vie perd son sens le plus profond. Quelque chose vous fait souffrir : l’absurdité de votre vie vous apparaît soudain, tout ce que vous faites, toutes vos distractions, vos occupations les plus intéressantes ne peuvent vous satisfaire en profondeur.  L’autre origine est le contraire d’un manque ou d’une détresse : c’est une promesse. C’est le sentiment d’avoir en soi un noyau central lumineux qui voudrait s’épanouir. On ressent alors comme un appel à travailler sur soi-même pour laisser la voie libre à ce noyau intérieur. La seconde condition est d’avoir un caractère déterminé. Certains ressentent cette promesse ou cette détresse, mais n’ont pas les qualités de caractère nécessaire pour s’engager sur la voie de l’exercice.  La voie exige beaucoup de ténacité et d’endurance. Une fois qu’on s’est résolu à l’exercice, il faut savoir qu’il ne donne quelque chose que si l’on s’y tient avec fermeté, en donnant la priorité à la Voie, malgré les obstacles extérieurs et intérieurs auxquels on est sans cesse exposé… » (K.G. Dürckheim)

Dürckheim parle d’un autre facteur qui nous pousse et nous maintient sur la Voie, c’est le désir profond, impérieux et tenace, d’éprouver ce qu’on appelle le numineux ou le sacré au cœur même de notre quotidien, un appel à l’amour et à l’unité qui se manifeste dans « l’oubli de tout ce qui n’est pas l’instant ». Cet oubli est nécessaire pour laisser venir sans filtres ce qui se manifeste alors comme une plénitude (qui n’est pas de notre fait), comme un ordre intérieur, présent en nous comme en toutes formes manifestées, mais aussi comme amour, en un sentiment d’unité avec tout, en la sensation d’être de la même essence que ce qui nous entoure.

 « Cette qualité, le numineux ou le sacré, vient à nous, dans la nature, dans l’art, dans l’érotisme et dans le culte religieux. Une fois que l’on a compris ce dont il s’agit, on la découvre au fond de tout » (K.G. Dürckheim).

L’exercice consiste ainsi à développer notre sensibilité à cette qualité numineuse, à la goûter, la sentir, l’entendre et la toucher, et prendre conscience de l’engagement dans lequel le sens du sacré nous implique.

Ce noyau lumineux en nous dont parle Dürckheim, on peut aussi le percevoir comme un noyau amoureux , noyau qui persiste au-delà des désillusions de nos amours humains. Un désir d’aimer et d’embrasser la vie entière avec amour, quelle que soit notre situation affective.

On cherche la lumière, on cherche l’amour inconditionnel, pourtant ils nous échappent trop souvent car nous les considérons comme des buts à atteindre, ou au contraire, comme quelque chose qui nous tombe dessus par pur hasard. Mais si nous ne pouvons pas construire, fabriquer, ni maintenir par la force de notre volonté, ce noyau lumineux et aimant, nous pouvons engager notre volonté à exercer les attitudes intérieures qui favorisent le dévoilement de ce noyau, et à se défaire de celles qui l’empêchent d’advenir. Ce noyau il est là ! mais il se dérobe à chaque fois que nous le cherchons ailleurs que dans le moment vivant, l’immédiat vivant qui nous est donné dans l’instant, dans chaque sensation, chaque perception, si tout au moins nous sommes à l’ écoute.

Alors comment s’exerce t-on?

Vous avez un rituel le matin ? Ne le pratiquez pas par cœur, comme une mécanique. Glissez vous dans la sensation même de tout ce que vous faites. Petit rituel d’étirements ? On tourne la tête pour se dégourdir les cervicales et on fait ça mécaniquement, à la va vite, comme un devoir, une routine qui devient au fil du temps franchement emmerdante.

On tourne la tête doucement, respectueusement, on goûte ce geste, on se plonge dans la profondeur de chaque sensation et tout d’un coup !… il n’y a plus rien, que l’immédiate sensation de la vie qui palpite dans nos tissus et dans notre âme.

Avec tous ces buts à atteindre, on détruit la vie. La sensation même de la vie, le sang qui bat de la vie, la couleur vibrante de la vie. On reste coincé dans le désir d’acquérir, dans la recherche. Alors on manque le vrai moment, parce qu’on imagine la fin, on imagine ce qui devrait être et qui peut être sera, évidemment plus tard, toujours plus tard, après que …

On gâche ce qui Est à cause de l’idée de ce qui devrait être. Ce n’est pas la fin qu’il faut imaginer, ce n’est pas la fin qu’il faut espérer, c’est le moment, la pulsation, c’est la vague du souffle, le scintillement fugace d’une toile d’araignée dans le soleil, c’est le vert intense traversé de lumière d’une brassée de feuilles, c’est le chuintement de l’eau qui coule dans le bol, c’est ces arbres qui veillent et semblent ne pas être différents de nous.

Faites attention, ne vous y trompez pas, se mettre sur la voie, puis rester fidèle à la voie, lui obéir nous dit Dürckheim, c’est une discipline, chaque jour à reprendre, jamais par cœur, toujours à l’écoute du nouveau, de l’expérience, de l’expérience nouvelle, neuve.  

Vous avez un petit rituel le matin ? Tous les matins, la toilette. Ne la pratiquez pas par cœur. Dürckheim proposait un exercice : ralentissez un petit peu, faites tout, juste un petit peu plus lentement. C’est l’exercice simple qui nous force à l’attention. On peut aussi lorsqu’on a un peu plus de temps, cela arrive, ralentir beaucoup, beaucoup, pour entrer dans l’infini d’un moment, dans l’infini d’une sensation.

 Et puis il y a zazen. Pour certain.e.s tous les matins, sauf le dimanche. S’assoir « comme un nourrisson est allongé dans son berceau » pour reprendre l’expression du Maître de thé de J. Castermane (mon maître, le disciple choisi de Dürckheim pour continuer la Voie qu’il a tracée)

 Oublier tout et goûter au seul « JE SUIS ». Je suis comme le bébé EST, je suis comme la fleur EST. Ce n’est QUE sensoriel ! Ne conviez pas le rationnel dans cette expérience. C’est incompréhensible. Ça ne se comprend pas, ça se vit !  

Ce qui nous pousse sur la voie, c’est la souffrance dit Dürckheim et c’est aussi ce noyau lumineux en nous qui voudrait s’épanouir.

Ce noyau lumineux amoureux est lui-même la source de notre souffrance la plus profonde car il demande l’existence. Il demande la fidélité. Il demande sans cesse, il ne nous lâche pas. Que l’on soit vers la voie, que l’on soit sur la voie, on ne peut l’oublier, il nous tanne, il nous cherche, il nous oblige. Mais c’est lorsque qu’on le lâche en tant que concept qu’on peut le vivre, dans une sensation de réalité immense d’être un avec tout. II n’est plus de questions. Il n’est plus de recherches. On est là. On y est. Sobre et serein dans la simplicité.

On a droit à cela, on a droit à se ressourcer à ces moments de simplicité absolue, de nudité de l’âme, nus et sans désir, mais comblés, par rien, par tout.

Si notre vie est très active, mère de famille, travail, s’il y a des horaires, si l’on est pressé, peut-être finit-on par oublier cette souffrance spécifique, on n’a pas le temps pour elle, et lorsqu’on a enfin du temps, il nous fait peur, ce temps…libre. Peut-être alors ne veut-on pas que la frénésie s’arrête, pour ne pas y être confronté à ce temps…libre. Mais en soi-même, on sait bien que ça n’a pas de sens. Où est passée la vie dans cette mécanique infernale, dans ses gestes répétés machinalement, comme un robot,  vite fait, bien fait. On se dépêche, laissant glisser la majorité de sa vie d’entre ses doigts pour arriver enfin à s’octroyer un petit moment de distraction ou de repos, sous peine de sombrer. Mais ce qui nous fait sombrer, n’est ce pas plutôt le manque de vie de notre vie dans son entier !

Une sensation si elle nous touche, si on l’écoute, sans avis, sans but, surtout sans but, si le moi s’y perd, si on s’y perd, elle nous bénit de paix, elle nous bénit de temps sans temps, elle abolit le temps, pour un moment, pour CE moment. 

Dürckheim nous le dit très bien « Il y a plus de Dieu dans une sensation que dans une pensée ».

La pensée…elle est utile parfois, elle est merveilleuse aussi… parfois… mais quand il s’agit de vie, de vie pure et non pas d’organisation, alors la pensée fige, fixe, ternit l’expérience immédiate de la vie, la ferme comme une forteresse. « Le mental bousille la vie » dit un jour Alexandre Jollien à Jacques Castermane

Autre chose, si vous êtes abattu.e.s, suivez ce conseil de Dürckheim à J. Castermane : « Portez votre tristesse, portez votre colère, dans la tenue juste ».

Redressez-vous et goûtez : « Je suis tout à fait noble ». Ce noyau lumineux amoureux, nous ne pouvons le sentir si nous sommes écroulés sur nous-même. Dürckheim dirait aussi : « Répondez à ce que la vie veut de vous, et non à ce que vous voulez de la vie ».

La vie veut de vous que vous vous teniez droit, redressés par cet élan vital comme un petit enfant qui s’assoit pour la première fois. La vie veut de vous que vous laissiez le souffle vous respirer, non pas que vous le reteniez dans vos contractions peureuses, ou que vous le dirigiez pour obtenir je ne sais quel bienfait qui pour un temps seulement, rassurerait votre ego qui en voudra toujours d’avantage. Et c’est sans fin.

La vie demande que nous la laissions libre d’agir en nous. Lorsque, figés dans nos contre-actions physiques et psychiques, nous empêchons le souffle d’aller et venir librement, lorsque que notre cage thoracique, notre ventre ou que sais-je encore, se resserrent et nous oppressent sous l’effet de peurs, de méfiance, bref lorsque nous nous contractons inutilement, alors nous contrarions le naturel et empêchons la force vitale de nous traverser et d’agir à travers nous. Il en va ainsi, il nous faut donc travailler à abandonner nos propres contre-actions. Sacré travail !

Ressentir, en deçà et au-delà de nos doutes et luttes quotidiennes et au cœur même de ces luttes, qu’il y a cette possibilité de servir une autre loi que celle de nos lois humaines, la loi de l’Être qui nous donne vie, la loi de ce mystère : je vis, tout vit, par une force qui n’est pas quelque chose que MOI je peux faire et qui justement, parce qu’elle n’est pas un faire de notre part ne dépend ni des réussites, ni des échecs, mais de notre aspiration à nous ouvrir à ce qui maintenant EST.

Le développement de l’être humain est ainsi fait que vous en êtes peut-être à ce stade de l’existence où vous devez vous consacrer à votre famille, à un travail, à une communauté. Bien qu’au cœur de ce moment, n’oubliez pas tout à fait cette autre loi. Donnez-vous un espace pour sentir que la Vie n’est pas ce que vous pensez d’elle, qu’elle n’est pas, dans son essence même, ce réseau de contraintes. Si vous ne vous accordez pas ce temps, il est bien possible qu’ensuite cette Présence Vivante, vide de contenu mental, vous fasse peur.

 Notre âme est trop accaparée par une vie uniquement pensée, ou agit mécaniquement…en pensant à autre chose…Ce cercle vicieux ne peut être brisé que par ces temps d’écoute.

S’accorder une heure, une journée, quelques jours, s’accorder le temps d’un souffle, le temps de se redresser et de se sentir dans une bonne force. Si vous vous engagez au jour le jour, à donner quelques moments à la conscience sensitive, particulièrement expérimentée en eutonie et en zazen, peu à peu l’exercice fécondera votre quotidien et vous transformera en profondeur.

                                                                                                                                                                                                                      Anne Vincent